Emmanuelle Huguet

En cette froide matinée d’hiver, c’est un véritable cri du cœur qu’Emmanuelle Huguet lance lorsque nous la rencontrons : elle aime le soleil (sous-entendu, il lui manque) ! Elle est pourtant née à Rouen, ville plus connue pour son Armada que pour ses températures élevées. L’idée de devenir interprète en langue des signes française (LSF) ou, plus exactement les personnes sourdes, sont arrivées dans sa vie lorsqu’elle était au collège. L’établissement qu’elle fréquente intègre des personnes sourdes, et l’un de ses camarades de classe est sourd.

« Dans la classe, il y avait déjà ce qu’on appelait les AVS à l’époque, mais c’était un élève sourd qui codait en LPC (langage parlé complété) » raconte-t-elle. « Je vois bien qu’entre la manière de communiquer d’Ali avec l’AVS et la manière dont communiquent les Sourds dans la cour de récréation, ce n’est pas du tout la même chose. En fait, ils signent, mais je n’en ai pas du tout conscience à l’époque. Je rencontre les Sourds comme ça, mais la langue des signes, bien après. »

Plus tard, elle devient pionne dans un lycée où il y a également des Sourds : « Je les vois signer, ils m’apprennent deux ou trois signes, mais je suis toujours dans le LPC. Je deviens moi-même AVS pour des élèves sourds mais au début sans connaitre la langue des signes. Donc, je trouvais ça super bizarre. »

Emmanuelle finit par apprendre la LSF lors d’une période de chômage en 2010, via un parcours intensif de six mois dans l’association Mieux Vivre, et elle « tombe dedans ». Elle trouve un emploi comme interface de communication. L’expérience ne la satisfait pas, car, indique-t-elle, « on est dans des situations d’interprétation alors qu’on ne devrait pas du tout l’être ».

Pour autant, Emmanuelle n’a pas particulièrement envie de devenir interprète ; elle souhaite juste acquérir un niveau de langue suffisant. C’est dans cette optique-là qu’elle passe son master. « Et puis finalement, les stages font que j’apprécie et je reste dans l’interprétariat. Mais initialement, je voulais enseigner le français, faire de la formation en français pour les adultes sourds. »

Elle reconnaît aussi qu’elle avait un point de vue différent sur la LSF et les Sourds à l’époque : « À la base, la langue des signes, je crois que j’avais vraiment le syndrome de “je vais aider les pauvres sourds”. C’était vraiment ça, et c’est quelque chose que je déteste aujourd’hui. »

Qu’est-ce qui l’a décidée finalement à rester dans ce métier qu’elle ne voulait pas exercer ? « Une connexion avec la langue, et puis il y a quelque chose qui touche à l’égo aussi » raconte-t-elle, avant d’ajouter : « Je pense que chez beaucoup d’entre nous, il y a réellement l’impression de servir à quelque chose. Et c’est aussi un respect de la personne que j’ai en face de moi. Plus ça allait, plus j’avais envie de me perfectionner et je me disais : il n’y a qu’en étant interprète qu’on peut se perfectionner dans une langue. Et puis surtout, c’est là qu’on rencontrait le plus la communauté sourde. Pour moi, c’était là où je serais au plus proche d’elle. »

Une fois diplômée en 2016, elle saisit une opportunité qui lui fait quitter Paris et réaliser son rêve de soleil : « J’ai un diplôme, on m’embauche à Marseille, c’est un CDI, je coche toutes les cases. » Elle travaille deux ans et demi dans un Urapeda. Elle s’y plaît, mais là encore, la philosophie du lieu, tournée vers la déficience auditive et non vers la langue et la culture sourde, ne lui convient pas totalement.

Si les températures de la cité phocéenne sont à la hauteur de ses espérances, la jeune diplômée s’y retrouve moins côté offre culturelle. Au bout de deux ans et demi, elle revient à Paris, avant de rapidement repartir avec son sac à dos en Asie pour quatre mois et demi. À son retour, elle tombe malade et doit arrêter de travailler pendant deux ans.

Elle reprend il y a trois ans. « Au début, je me dis que je vais commencer tout doucement, je me mets en auto-entrepreneuriat » se souvient-elle. « Honnêtement, je n’y arrivais plus, je ne savais plus traduire. Du coup, je pensais qu’avec ce statut je pourrais choisir mes missions afin de me remettre le pied à l’étrier en douceur. » Mais surprise, on lui propose un poste à L’Œil et la Main, une émission de télévision bilingue F/LSF : « C’était mon rêve le plus absolu » confie-t-elle.

Au tout début de sa reprise, elle craint de ne pas être à la hauteur, mais on la rassure : « On m’a dit : ce n’est pas grave, on va t’accompagner. » Et cela valait le coup, poursuit-elle : « Cela a été, je pense, la plus belle et la plus difficile expérience, parce que c’est un sacré niveau, et parce que tu as l’impression que tu as atteint un but ultime et qu’il ne faut pas te rater. »

En parallèle, elle continue les missions en auto-entrepreneuriat. Aujourd’hui, elle travaille toujours pour l’émission, mais en tant que vacataire. Elle est complètement indépendante depuis septembre dernier, date à laquelle elle a notamment commencé à collaborer avec l’Agence i LSF. Tous les types de missions lui conviennent. Elle indique juste avoir un peu plus de mal avec la politique, où il lui est plus difficile de rester neutre. Elle précise néanmoins : « Mais je vais y arriver, c’est l’objectif. »

Sur ces dernières années, plusieurs expériences marquantes lui viennent à l’esprit. La première, c’est l’échographie d’une maman enceinte. « On a pleuré toutes les deux, on ne se connaissait pas. Tu as un lien avec une personne que tu n’as jamais vue de ta vie parce que tu traduis un moment extrêmement intime. Ça, ça m’a marquée. Il y avait plein d’émotions, tout était à traduire avec plein d’émotions. C’était vraiment incroyable ce jour-là. »

Emmanuelle se rappelle également un conseil de classe. « Une petite fille avait dit : “Moi, les grands, je n’en peux plus, car ils ne mettent pas leurs manteaux sur les porte-manteaux, il y en a partout par terre dans la cour et ça (avec une petite gestuelle d’ado genre ‘parle à ma main’), ce n’est pas possible.” J’avais adoré. »

Son signe préféré : « Je pense que c’est vraiment le signe de [s’exprimer]. On a vraiment l’impression que tu prends quelque chose qui est très très profond et que tu le jettes. Ça te libère d’un poids. »

Quand Emmanuelle ne travaille pas, elle aime beaucoup faire de la musculation et se consacrer à son chien, une petite Boston Terrier qui aura deux ans en juin.

Où est passée, finalement, cette envie un peu maladroite de vouloir aider les Sourds qu’elle ressentait plus jeune ? « Finalement, je crois que c’est moi que j’aide. Comme j’ai des difficultés à exprimer les choses, je suis très mauvaise communicante. Là, je ne suis que passeur. Je passe le message et il faut qu’il soit bien retransmis. Je mets vraiment un point d’honneur à cela. C’est beaucoup de pression aussi, parce qu’il faut que tu sois au plus proche de l’intention de la personne. J’ai déjà du mal avec mes propres intentions, alors avec les intentions des autres, c’est encore plus difficile. Mais oui, ça m’aide, moi, en fait, plus que ça n’aide les autres. C’est un peu ma thérapie, mon boulot. »

xavier héraud