Sandra Faure
Si pour certain.es, le métier d’interprète en langue des signes a été une évidence dès le début, ce n’est pas le cas pour Sandra. Elle est passée par plusieurs étapes avant de se tourner vers cette profession, qu’elle exerce maintenant depuis 18 ans.
Elle grandit du côté d’Agen. Elle se souvient des regards ou des réflexions désagréables sur ses parents sourds : « J’ai perçu assez tôt — pas chez les enfants mais plutôt chez les adultes— un regard misérabiliste et/ou méprisant. Les gens n’arrivaient pas à se faire comprendre ou à comprendre mes parents, ou difficilement. Ma mère oralisait bien mais pas mon père. Mes parents ne venaient pas de milieux intellectuels ou militants et parlaient eux-mêmes de « gestes ». Leurs familles entendantes ne comprenaient pas cette différence, et ils ont grandi dans l’idée qu’il fallait oraliser, notamment devant leurs enfants même s’ils signaient entre eux (et devant nous). »
Avec l’idée de changer le monde, elle suit une formation d’éducatrice spécialisée pour travailler en CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale). Elle effectue un stage dans un institut spécialisé pour « déficients auditifs ». « Je voulais voir les évolutions du système éducatif pour les sourds car ma mère me racontait, de manière banalisée, des horreurs sur sa scolarité. » Outre l’appellation qui la choque, elle découvre qu’au sein de l’Institut ils sont seulement une petite dizaine à signer, avec pour conséquence une communication difficile entre les jeunes et les professionnels.
Son diplôme d’éducatrice spécialisée en poche, elle travaillera finalement 8 ans en protection de l’enfance. Elle souhaite intégrer l’Institut des Jeunes Sourds de Gradignan près de Bordeaux. Mais demande d’abord à se former en LSF. Elle suit un cours intensif de six mois à l’antenne de l’association IRIS à Bordeaux — où elle vit à l’époque. C’est là qu’elle doit en partie réapprendre la langue : « Les signes me venaient beaucoup de mon père, des échanges entre mes parents. Je fais [chocolat] d’une certaine manière que j’ai rarement vue ailleurs. Et comme je n’avais jamais été éduquée à, ou corrigée, j’ai dû réapprendre : au début on faisait des exercices de spatialisation, de temporalité, des cours sur la culture et l’histoire des sourds ; la langue et le lexique en parallèle. Cela m’a permis des échanges plus nourris avec mon père, car je revenais à la maison avec de nouveaux signes, et de découvrir tardivement qu’il avait une très belle langue des signes. »
Un de ses formateurs lui conseille de s’inscrire à SERAC. « Je n’avais aucune idée de ce qu’était le métier d’interprète. Cela n’existait pas dans mon coin. Quelques interfaces seulement, éloignés géographiquement que mes parents n’utilisaient pas. J’avais envie de changement alors j’ai passé les sélections. Et là, ça a été une révélation : heureuse car je suis retenue et que je vais aller vers du nouveau avec mes deux langues. J’ai toujours pensé que les sourds avaient des choses à dire. En même temps, très vite, s’est mis en place un syndrome de l’imposteur. », se souvient-elle.
Ce syndrome, envahissant, est à deux doigts de la mettre en échec. « Je pensais que ceux qui m’avaient évalué s’étaient trompés, que mes formateurs d’IRIS aussi s’étaient trompés en voyant du potentiel en moi. Et mes parents, qui manifestaient peu leurs émotions sur mes choix de vie, étaient fiers que je suive ce DFSSU. Les cours n’étaient pas si faciles et je me mettais une pression folle ! Il y a eu quelques semaines où je pleurais tous les soirs en rentrant de formation. » Sur les conseils de l’amie qui l’héberge, et qui lui donne des adresses, elle suit une thérapie avec une psychologue. « Ça m’a vraiment permis de poser les choses sur pourquoi je ne me sentais pas à ma place, à réfléchir sur mes stratégies de mise en échec et de les arrêter pour aller aux examens la plus sereine possible. »
De ce parcours, elle retient qu’il ne suffit pas d’être enfant de parents Sourds pour devenir interprète, contrairement à ce que certains pourraient croire : « Être interprète, ce n’est pas juste de l’ordre de l’instinctif. Ayant grandi avec des personnes sourdes, je suis forcément une meilleure interprète ? Pas du tout, j’ai travaillé pour ça. Et se former vous fait réfléchir à votre place et au choix de ce métier, c’est essentiel. »
Cela a été le fruit d’un long processus : « J’ai mis du temps à me reconnecter avec cette langue, elle était vectrice de plein de choses. De tout ce que mes collègues ont pu en dire dans les portraits précédents : de beauté, d’expressions riches, de rencontres, de passions. Pour moi, elle est aussi porteuse d’affection et de douleur, parce que mes parents viennent de familles où la langue des signes était non considérée. Mais j’ai décidé de focaliser sur la joie et la chance que j’avais d’avoir une langue de plus, et de l’utiliser au quotidien ! »
Elle sort diplômée en 2006. Elle commence à mi-temps comme salariée à l’agence Sibils, et à mi-temps à l’ARIS. Au bout d’un an et demi, elle s’interrompt sur sa lancée, car après sa rencontre avec un Canadien, elle part vivre de l’autre côté de l’Atlantique. Au Québec, elle reprend son métier d’éducatrice avec des enfants, « comme une institutrice en France » .
« Mon diplôme d’interprète était reconnu mais je devais impérativement suivre des cours de LSQ. A cette époque, je ne pouvais le faire qu’en cours du soir alors j’y ai passé un certain temps mais sans pouvoir exercer sur place. » Elle y reste 2 ans et demi avant de rentrer avec son amoureux. De nouveau à Paris, elle reprend des vacations pour Sibils. Elle en fait également à l’Institut National des Jeunes Sourds — à la grande fierté de sa mère « La référence de l’Abbé de l’Epée ». Elle crée sa micro-entreprise en 2011, sous l’impulsion d’une amie-collègue de promotion Laetitia Benasouli. Puis elle rejoint l’AgILS en 2013 ; une petite agence d’interprètes indépendantes dans laquelle elle est toujours. Elle travaille ponctuellement pour l’Agence i LSF à partir de 2016 et plus régulièrement depuis 2022.
Le métier lui plaît parce qu’il permet un certain jonglage : « c’est ce côté y être sans y être, être soi mais pas tout à fait. » Elle donne deux exemples : « J’ai traduit un cours sur l’aéronautique. Le formateur était enthousiaste, les jeunes étaient dedans et donc j’ai fait la fusée, le zeppelin, la montgolfière. J’ai trouvé ça génial et super de pouvoir le faire alors que je n’y connais rien. Je pense que j’étais effectivement très visuelle, dans la démonstration, parce que le formateur lui-même était dans quelque chose de très explicite. »
Second exemple : elle est contactée un jour pour un enterrement par une personne dont la mère est décédée. « Il y aura des personnes sourdes lors de la cérémonie ». Après de nombreux mails, très bien rédigés, elle découvre sur place que c’est cette personne qui est sourde. Et que c’est son discours en LSF (entre autres) qu’elle va devoir interpréter.
« J’ai été prise de court. Mais j’ai plongé dans son discours, et dans son émotion. J’ai tout traduit, je ne sais pas comment parce que vraiment j’étais limite, sur le point de pleurer. Dans la langue des signes, il y a cette possibilité de signer très clairement même si la personne manifestait son chagrin. Alors que je n’étais pas sûre de réussir à mettre de la voix sur mes pleurs, s’ils sortaient. Ma voix s’est brisée sur la fin. C’était le bon moment, en adéquation. Ça accompagnait complètement cette famille, majoritairement entendante. Tout le monde a pu suivre, tout vivre. Ils ont pu ressentir aussi son chagrin qui faisait partie de la situation. »
Son signe préféré, c’est [voyage], « parce que c’est du mouvement et parce que j’en fais beaucoup ». « J’ai une collègue qui m’a appelée un jour l’hirondelle. », sourit-elle. En dehors du travail, elle aime marcher, cuisiner, lire, aller au cinéma. Elle évoque aussi ses engagements. Elle est membre de l’AFTILS et du réseau L’EGAL pour les échanges avec les collègues et les différents professionnels, et depuis sa création de l’association François Giraud, qui œuvre pour plus d’accessibilité en LSF sur la thématique des cancers (accessibilité, sensibilisation et prévention).
Avant de terminer l’entretien, on ne peut s’empêcher de remarquer ses boucles d’oreilles Wonder Woman, offertes par l’amie qui l’a soutenue pendant sa formation. Le personnage de femme ordinaire, avec de super-pouvoirs qui s’expriment dans la nécessité, lui plaît bien.
Peut-être une métaphore du métier d’interprète ?