Yallyves Appolinaire

Dans la grisaille parisienne de cette mi-avril, le manteau coloré que porte Yallyves Appolinaire à son arrivée apporte une touche de chaleur bienvenue. Devant un café, à deux pas de la BNF, elle nous raconte son parcours. Très jeune, la jeune femme a su qu’elle voulait devenir interprète en langue des signes française (LSF). Fille de deux parents sourds, elle a été plongée dans cet univers dès son plus jeune âge. Son père étant guyanais et sa mère guadeloupéenne, elle grandit entre la Guyane et la Guadeloupe, avec un attachement particulier pour sa grand-mère paternelle.

« Quand j’étais petite, j’aidais beaucoup mes parents dans les démarches administratives ou pour la communication en général, explique-t-elle. Et je me disais : plus tard, c’est ce métier que je veux faire. Aider les autres, parce que je peux créer un lien entre les personnes sourdes et entendantes. J’étais contente de pouvoir jouer ce rôle auprès de mes parents et des entendants qui ne les comprenaient pas. Mais je ne mettais pas encore de nom sur ce métier. »

Une rencontre permet de lever le voile : « À l’âge de 4 ou 5 ans, je rencontre un interprète qui s’appelle Didier Flory et sa compagne sourde, Claire Garguier. Ils viennent tous les deux en Guyane et intègrent l’APADAG, une association pour les personnes sourdes et malentendantes. Petit à petit, j’apprends que ce monsieur est interprète. Et c’est là que je me dis : “C’est ça que je veux faire.” »

Pour concrétiser cette envie, en 2013, elle traverse l’Atlantique. Elle pose d’abord ses valises à Poitiers, où elle suit une licence en sciences du langage. En cours, elle se heurte parfois à des préjugés, notamment envers les CODA : « Par exemple, on pense qu’un enfant CODA peut tout traduire. Mais non, on ne peut pas tout traduire, ce n’est pas possible. Ce n’est pas parce qu’on est CODA qu’on sait tout traduire. Et ça, on le comprend dès la licence. »

On tente même de la décourager : « J’ai eu un professeur sourd, qui me disait : “Tu ne pourras pas être interprète, tu es trop proche des sourds, ce n’est pas possible.” Et, tête de mule que je suis, je lui ai répondu : “Non, tu vas voir, je vais être interprète.” »

Elle s’inscrit ensuite au master à Paris VIII, où elle doit en partie réapprendre la LSF : « J’avais des signes familiaux que j’ai dû déconstruire, parce qu’ils n’étaient pas académiques. »

Yallyves obtient son diplôme en 2019, puis commence à travailler en visio-interprétation chez Deafi, en entreprise posant des services d’interprétation à distance. Mais l’expérience ne la convainc pas totalement. Elle démissionne pour se lancer en free-lance et commence à collaborer avec l’Agence i LSF peu après le Covid.

Parmi ses domaines de prédilection figure la formation. Elle évoque une expérience marquante :

« L’année où j’ai commencé avec i LSF, une aide-soignante guyanaise m’a sollicitée. Elle cherchait des interprètes pour sa formation, mais elle voulait qu’ils puissent vraiment la comprendre. Quand je dis “la comprendre”, il faut savoir que, nous, personnes noires, avons une certaine culture, une certaine expressivité faciale, qui sont différentes. Et elle en avait besoin dans sa formation. Le recrutement a donc été très sélectif. J’ai choisi des collègues noires, je les ai présentées à cette étudiante, elle a validé, et nous avons travaillé ensemble. Pendant trois ans, j’ai accompagné cette jeune femme, qui est aujourd’hui infirmière. »

Pour décrire son approche de la LSF, elle cite un reproche reçu en formation : être « trop expressive ». Et elle répond :

« Je suis quelqu’un qui incarne le personnage. Ça fait partie de moi. En langue des signes, j’aime ce jeu qui consiste à incarner tout en transmettant les subtilités. Un exemple simple : une conférence que j’ai traduite avec une collègue que j’aime beaucoup. L’intervenant était très monotone. Du coup, ma LSF était elle aussi un peu monotone. Et une personne sourde m’a demandé : “Il parle vraiment comme ça ?” Cette subtilité-là, j’aime bien la faire passer. »

Au fil de la conversation, elle se remémore aussi une mission lors de la marche des fiertés LGBT de Paris, sur le podium à l’arrivée : « J’ai dû traduire Shy’m. Elle a pris la parole et je me suis dit : “Il faut que ce soit traduit.” Je crois que j’étais au début de ma troisième grossesse. Je suis montée sur scène et j’ai commencé à traduire Shy’m. Elle m’a regardée, a dit “OK”, et ce moment-là m’a marquée. Elle a remercié les interprètes, et c’était chouette de voir tout le monde nous applaudir. »

Un aspect bien connu de ses collègues : sa gourmandise. « Dès que je suis en binôme pour la journée, la première chose à laquelle je pense, c’est manger. Comme j’aime bien dire : donnez-moi à manger, je serai heureuse. »

Son signe préféré ? Le signe [ Pi ] une abréviation pour “typique”, un terme issu de la culture sourde. Il renvoie à un comportement, une réaction tout en étant teinté d’humour. Elle donne un exemple pour le journaliste qui ne le connaît pas : « Yallyves est un vrai moulin à paroles », dit-elle en accompagnant sa phrase du signe [Pi], répété plusieurs fois.

En dehors du travail, cette mère de trois enfants (de 10, 4 et 1 an) est passionnée de handball. Ses deux garçons en font. Elle entraîne l’équipe de l’aîné. Et dans la famille, un cousin joue en professionnel : il évoluera à Dunkerque à partir de l’année prochaine.

Quant à l’avenir, il prend pour elle la forme de plusieurs points d’interrogation. L’envie de retourner en Guyane ou en Guadeloupe la travaille. Côté professionnel, elle reconnaît s’interroger « sur l’après » :

« Je pense que je ne quitterai pas le métier, mais j’aimerais bien voir autre chose. Je m’intéresse à tout : à la santé, à plein de choses. D’autant plus que, chez moi, en ce moment, il se passe beaucoup de choses. Je m’intéresse à la vie chère en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion ou en Kanaky, et je me pose des questions sur une éventuelle formation en lien avec la gestion de ce genre de problématiques. »

Elle commencerait peut-être par la Guyane, car, précise-t-elle, il n’y a quasiment pas d’interprètes sur place. Yallyves n’a donc pas fini de tisser des liens entre sourds et entendants, quel que soit le continent où elle se trouve.

Yallyves Appolinaire, interprète en langue des signes de l'Agence i LSF

xavier héraud

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