Anne Chebanier

Parisienne, Anne a grandi avec le français et la LSF, ses deux parents étant sourds. C’est l’aînée, et comme beaucoup d’enfants dans son cas, elle se voit assignée au rôle d’ « interprète familial en langue des signes ».

Ses parents divorcent lorsqu’elle a 8 ou 9 ans. Elle raconte : « C’était chaotique et violent. J’étais tiraillée entre mes parents qui s’arrachaient notre garde devant des juges, tantôt à être questionnée, tantôt à interpréter. Les enjeux étaient importants. J’interprétais avec mes mots d’enfants. Pour mes parents, c’était un devoir. Pour moi, c’était permettre l’accessibilité. Pour les entendants autour de moi, c’était normal. Il y avait peu d’interprètes LSF à l’époque (début des années 90). Cela ne gênait personne visiblement. C’était ma normalité. Il n’était pas question de refuser. » 

Elle n’envisage pas du tout ce métier : « Comme pour beaucoup d’enfants CODA (Child of Deaf Adults et signifie littéralement « enfant de parents sourds ») , on nous disait souvent « Deviens interprète LSF ! ». Il n’en était pas question. J’avais soif de liberté, de respirer. Non sans culpabilité. »

À 18 ans, sortie d’une école d’art appliqués, Anne devient modiste et travaille pour les maisons de couture parisiennes. De cette expérience, elle gardera le goût des belles choses : « J’aime la beauté et l’art. Ma mère, relieuse à la BNF, a restauré des œuvres et livres magnifiques toute sa vie. Elle m’a sûrement transmis ça. » 

A 19 ans, l’appel du large. Avec ses économies, Anne quitte la France pour la Thaïlande, se forme et devient instructrice de plongée sous-marine, étape majeure dans son parcours. À l’époque, presque pas d’internet, pas de smartphone. « Une vraie rupture avec l’Occident, il fallait se débrouiller. » Elle découvre l’Asie, la vie sur les îles, la beauté des fonds marins et d’autres responsabilités. « En plongée, la vie des gens est entre nos mains, c’est une expérience qui marque au fer rouge. C’est éprouvant. Il faut l’assumer. À 30 mètres de profondeur dans le courant, aucun droit à l’erreur. » 

Après un bref crochet en Indonésie, elle quitte l’Asie du Sud Est pour les Maldives, où elle vit deux ans. Raies mantas, requins et dauphins sont au menu visuel quotidien. Usée par ce travail physique et dangereux, et aussi fou que cela puisse paraître, en manque de Paris, elle revient en France, passe son bac, se forme en sécurité aéronautique et devient hôtesse de l’air. Cette année dans les airs aura été « le pire job de ma vie. Mais je voulais essayer, je m’ennuyais prodigieusement. » 

Plus tard, elle intègre l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui recherche un profil « international / rigoureux » et y reste environ six ans. Position ultra exigeante, elle se charge de la coordination de la sûreté événementielle et accueil des différentes délégations internationales : « une des plus belles expériences de [sa] vie et un véritable tremplin ». C’est à cet instant que le virage vers l’interprétariat s’amorce. « J’ai commencé à rencontrer des interprètes de langues vocales / conférences », se souvient-elle. « L’OCDE abrite un grand centre de conférences dont je m’occupais en partie. La plupart des interprètes venaient de l’ESIT.  Il n’y avait pas d’interprètes en langue des signes française à cette époque. Pas à ma connaissance. »

Elle ne pense pas encore devenir interprète LSF. Mais lorsque son contrat se termine (la politique des contrats / quotas des organisations internationales ne permet pas de conversion sur le long terme), elle doit se réinventer. « A 35 ans, on se connaît, l’enfance est loin, on gagne en assurance. », glisse-t-elle. 

Peu avant son départ de l’OCDE, elle déboule à l’ESIT sur les conseils de ses collègues interprètes de conférences, curieuse de savoir si son parcours serait compatible avec une inscription en Master. C’est le cas. 

Elle se projette : « J’ai commencé à me dire que ce Master allait m’offrir la possibilité d’évoluer vers un métier passionnant et me réconcilier avec certaines choses. Je sentais qu’il fallait que je le fasse. »
Son intuition est juste.

Cela n’a pas empêché les questionnements sur sa légitimité : « Moi qui ai une langue très naturelle, très empreinte de codes familiaux, en tout cas au début de mon parcours, je complexais un peu de ne pas avoir cette langue des signes académique que je voyais et admirais chez mes collègues. Je me suis souvent demandée si j’étais légitime. J’ai évolué dans ma pratique et j’ai doucement pris confiance en moi. Avec le recul, cela me fait sourire. »

Pour elle, l’interprétation va bien au-delà de la maîtrise de la LSF: « À mon sens, il ne s’agit pas que d’exceller en LSF. Par exemple, traduire vers le français implique une vraie compréhension des finesses exprimées par les personnes sourdes. L’implicite, les subtilités. D’où l’importance de comprendre les sourds au-delà de la LSF et de « connecter » avec eux. Comprendre l’humain qui se cache derrière la personne Sourde ou Entendante fait partie du « starter pack » du bon interprète LSF. Autrement, nous ne serions que des outils. »

Aujourd’hui, Anne est interprète LSF indépendante à temps plein. Elle apprécie particulièrement l’interprétation de liaison : « J’aime profondément l’humain. J’ai le sentiment d’être utile. Comme dans toutes les situations dans lesquelles nous intervenons, notre présence envoie un message fort : nous montrons que l’interprétation est nécessaire pour le droit des personnes sourdes et facilite la vie de tout le monde. À notre façon, nous sensibilisons tous les jours. Nous sommes des messagers, quelque part. Nous allons partout. »  

Elle s’arrête un instant sur ses missions à l’hôpital en LSF ou LSFT (langue des signes tactiles pour les personnes sourdaveugles : « A l’hôpital, on est dans l’humain à 100%. Il n’y a pas de compromis. On est avec eux, on ne regarde pas la montre. On absorbe leurs souffrances, leurs inquiétudes et leurs joies, parfois. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai une affection toute particulière pour le domaine médical. ». 

Puis elle admet que ce métier lui permet aussi de se retrouver dans des « endroits incroyables » : « Il n’y a pas si longtemps, j’étais dans une Maison de Haute-Couture à Paris 8e avec une de mes collègues de l’Agence i LSF. Un bref retour en arrière le temps d’une prestation qui m’a permis de me remémorer les passages dans les ateliers où j’allais à l’époque. C’était fabuleux. »  

Ancienne motarde, avec plusieurs road trips solo au compteur, elle admet que la vie citadine a eu raison de sa passion. Elle finit par troquer sa BMW contre un pass Navigo : « Nettement moins rigolo mais moins dangereux…quoique. » Autrement, si Anne n’est pas en train de travailler, vous la trouverez à Bangkok. « Je retourne sur mes terres d’Asie aussi souvent que possible. Je m’y sens bien. Être là-bas me suffit. J’ai un besoin viscéral de retrouver ce pays qui m’a permis d’être libre pour la première fois à 20 ans. »  

En bref, trois ans après l’obtention de son diplôme d’interprète LSF, le verdict est sans appel :  « c’est le plus beau métier que j’ai pu faire. Je suis enfin alignée. »

Anne Chebanier, interprète en langue des signes de l'Agence i LSF

xavier héraud

Bonus : découvrez le nom-signe d’Anne Chebanier