Julie Charpentier

Un brin casanière, Julie ? De son propre aveu, elle ne quitte guère le périmètre de 20 km² autour de Versailles, où elle est née. C’est donc dans cette zone-là que nous retrouvons Julie Charpentier, interprète en langue des signes, pour notre entrevue, non loin de la gare de Versailles-Chantiers, qui, eu égard aux travaux de la future ligne 18 du métro, porte particulièrement bien son nom en ce moment.

Julie a 10 ans lorsqu’un livre change sa vie et la met sur la voie de la langue des signes française (LSF). Elle raconte : « On m’a offert le livre d’Helen Keller, qui est l’histoire d’une jeune fille sourde et aveugle, à qui on fait découvrir la vie. Avec le recul, je pense que la langue des signes est arrivée bien plus tôt dans ma vie, parce que j’avais des arrière-grands-parents sourds que je n’ai malheureusement pas connus. Et moi, j’ai parlé très tard. Donc j’avais mis des codes gestuels dans ma famille. Le “c’est fini”, c’était un code. Le “non merci”, c’en était un autre. »

L’autobiographie d’Helen Keller déclenche une envie d’apprendre : « Sur la première de couverture du livre, il y avait des mains qui formaient des formes étranges. J’ai découvert par la suite que c’était l’alphabet. Je l’ai donc appris par moi-même et je l’ai enseigné à des copains au collège, à l’époque. Et on trichait un peu en cours. Le problème, c’est qu’on n’avait pas les signes. Donc, on épelait, c’était un peu fastidieux. Et bien sur, un jour, on a été pris sur le fait par une prof. »

Sa mère, voyant que sa fille s’intéresse à la langue des signes, se renseigne et lui apprend qu’elle peut en faire son métier. Il n’en faut pas plus pour la convaincre. Elle entame donc un cursus de sciences du langage à Paris VIII, puis le master d’interprétariat. On n’est plus tout près de son 78 bien-aimé, mais les 1 h 30 de trajet lui permettent de réviser dans les transports et de passer à autre chose une fois rentrée. Après son diplôme, elle travaille comme salariée pendant quelques années, notamment à Serac puis à l’Aris, deux services d’interprètes en langue des signes qui n’existent plus aujourd’hui. Puis elle se lance en indépendante à partir de 2021 et commence alors à collaborer avec l’Agence i LSF.

Elle effectue essentiellement des missions dans son secteur, plus difficilement accessible aux Parisien·nes, surtout celles et ceux qui n’ont pas de voiture. « Je suis dans le 78, limite 91, je peux intervenir facilement sur les deux départements. »

Elle fait majoritairement des réunions d’entreprise et ne s’en plaint pas : « Ça m’éclate autant que ça me fait peur, confie-t-elle. Je me souviens d’une réunion où la tension était palpable dès l’entrée. Pendant la réunion, la colère a éclaté. D’un coup, les gens ont crié. Et entre la tension, la fatigue — parce que c’était en fin de journée et en fin de semaine, évidemment, sinon ce n’est pas drôle —, j’ai craqué aussi. Il a fallu que je sorte de la réunion pour pouvoir me calmer. Heureusement que j’avais un binôme au top à ce moment-là. »

Comme beaucoup, le fait d’être devenue mère lui rend les missions qui touchent aux enfants « plus compliquées ». Elle apprécie en revanche travailler dans le domaine médical et le domaine judiciaire. « Le domaine médical me permet de mettre en application mes cours lointains de latin. C’est toujours très enrichissant. »

Julie se rappelle également d’un autre épisode : « Récemment, je me suis fait prendre au piège : c’était un entretien parents-profs. La professeure était sourde, la maman était entendante, mais elle ne parlait qu’anglais. J’ai dû traduire de la langue des signes française vers l’anglais, et de l’anglais vers la langue des signes française. Sauf que, quand il y avait un mot en anglais et que je connaissais le signe en langue des signes américaine [qu’elle a appris en regardant des séries, précise-t-elle], j’avais envie de le traduire en langue des signes américaine et non en LSF. Problème : en face, la professeure ne comprenait pas pas la langue des signes américaine. La gymnastique cérébrale a duré une petite demi-heure, mais j’étais bien fatiguée à la fin ».

Elle se souvient aussi d’une simulation de situation lorsqu’elle était étudiante en Master 2 : « La situation imaginée était un élève qui vient voir la CPE et lui annonce qu’il s’est fait violer. Le viol, c’est terrible, c’est toujours un sujet ultra sensible, et donc je traduis comme je peux — surtout au début du M2 — avec un gros sujet comme ça. Pendant la traduction, ça va. Certes, je me sens… pas à l’aise, parce que ça reste un sujet particulier, mais je traduis comme je peux et j’arrive à aller jusqu’au bout. Mais au moment de retourner à ma place, je me lève et j’ai les jambes qui tremblent… Et là, je me dis : Ah oui, quand même, ça m’a plus touchée que ce que je pensais. »

Au final, c’est super enrichissant. On se dit : « J’ai été capable de faire ça, c’est que j’ai des possibilités parfois insoupçonnées. Parce que ce n’est pas le genre de sujet qu’on prend à la légère. »

Aujourd’hui, après 10 ans de pratique, comment analyse-t-elle ce qui l’a attirée dans la profession ? Un inconscient familial ? « C’est possible. Clairement, l’esthétique de la langue a également joué. Il y a le côté théâtral que j’aime beaucoup. Je suis très expressive du visage, naturellement. J’ai fait du théâtre, mais la mémorisation, c’est pas mon truc. Je préfère être dans le direct ! Sinon, ce que j’aime bien, c’est qu’interpréter, c’est être soi sans être réellement soi. »

Elle ne souhaite d’ailleurs pas rester sur ses acquis et a toujours soif de progresser : « Je viens d’un milieu littéraire et les langues m’ont toujours attirée. J’ai bien envie d’apprendre d’autres langues des signes et d’autres langues vocales pour m’enrichir. »

Au cours de ses missions, lorsque son binôme prend le relais, il n’est pas rare de la voir sortir son crochet. « Ça change un peu du téléphone : il y en a qui lisent, il y en a qui sont sur le téléphone, moi, je crochète. »

Ce qui ne passe pas inaperçu : « Une fois, une stagiaire prend en photo le crochet que j’étais en train de faire. Elle l’envoie à son groupe de classe et on lui répond tout de suite : “Mais tu es avec Julie !” Voilà, je suis repérée ! »

En dehors du travail, elle apprécie les jeux de plateau comme Cartographer, Fiesta de los Muertos, Concept ou Les Aventuriers du Rail.

Après s’être prêtée sans difficulté à l’exercice de la photo (avoir un compagnon photographe, ça aide !) sous un beau soleil, elle nous laisse, pour aller récupérer sa fille à l’école, non loin de là. 

La vie a l’air plutôt belle dans le 78 !

xavier héraud