Solène Gentili

« Il m’en faut peu pour être heureux. » Solène Gentili avait envie de poser à côté de ce message – une référence au titre d’une célèbre chanson du dessin animé Le Livre de la jungle – écrit en néon, dans le bar de son compagnon, le Balou, situé dans le 3ᵉ arrondissement. De quoi donner tout de suite le ton. Car le métier d’interprète en langue des signes française (LSF) fait justement partie des choses qui rendent Solène Gentili heureuse.

Elle nous raconte donc comment elle y est venue. Pour cette native de la banlieue sud de l’Île-de-France, tout a commencé au collège :

« À Bourg-la-Reine, il y a un institut pour jeunes sourds, et à l’époque, dès mon entrée en 6ᵉ, il y avait des élèves sourds avec nous, en intégration. Il y avait aussi une AVS, qui était là et qui signait. »

Pour la future interprète, cela a été « direct un coup de cœur »… ainsi qu’une échappatoire :

« J’ai beaucoup aimé ma scolarité, mais c’est vrai qu’il y a des cours où, parfois, quand je décrochais, j’étais plus obnubilée par la traduction, ou en tout cas par ce qui se disait avec les mains, que par ce qui était dit à l’oral. »

Son collège proposait également la LSF en option, le mercredi après-midi. Elle la suit pendant trois ans, jusqu’en quatrième, puis l’option est arrêtée. Pour autant, Solène ne se destine pas immédiatement au métier d’interprète français-LSF. Elle raconte :

« J’ai un papa sourd, qui a été appareillé tardivement, à l’âge de 43/44 ans. Il a grandi en parlant comme toi et moi. Ce n’est pas un sourd signant, et il est très éloigné de la communauté sourde. Quand on est jeune et qu’on nous demande de choisir un métier, souvent le choix est assez orienté par les parents. Et là, en l’occurrence, c’est mon père – suivi par une audioprothésiste – qui m’avait dit : “Dirige-toi vers cette voie-là, audioprothésiste, c’est chouette, en plus ça gagne bien sa vie.” »

De son côté, elle a toujours voulu « faire quelque chose de ses mains », et son père la convainc que c’est un métier assez manuel. Elle passe un bac scientifique, puis suit deux ans de prépa. Les choses ne tournent pas comme elle l’espérait, et elle échoue deux années de suite. Pas d’amertume pour elle, au contraire :

« Je pense que c’est un beau pied de nez du destin. Parce que finalement, ça m’a remise sur le chemin de la langue des signes. » Passée la déception, elle se renseigne et retombe sur quelque chose d’assez familier :

« En regardant les formations post-bac proposées, j’ai trouvé la licence à Paris VIII. Puis, j’ai suivi le parcours classique : sciences du langage avec l’option langue des signes. Ça m’a rappelé mes premières années de collège et le gros coup de cœur que j’avais eu pour la langue des signes. »

Et ça tombe bien, c’est aussi un métier où l’on fait quelque chose de ses mains… « Donc, pourquoi ne pas allier l’utile à l’agréable ? », pense-t-elle alors.

Le stage de troisième année avec une interprète lui prouve qu’elle est sur la bonne voie :

« Je me suis dit que le destin avait bien fait les choses parce qu’en fait, je me suis retrouvée à ma place. Ça m’avait complètement conquise. C’est rare de le dire de nos jours, mais je suis très heureuse de mon échec. »

Elle passe ensuite son master à l’ESIT : « D’être passée par les deux écoles, j’ai pu me nourrir des deux points de vue », glisse-t-elle.

Après son master, elle travaille à l’ARIS (un service d’interprètes aujourd’hui fermé), où elle retrouve plusieurs de ses tutrices et tuteurs. Elle y reste un an et demi, puis effectue un CDD de six mois chez Rogervoice, en visio-interprétation. Vient ensuite une pause de cinq mois et demi, le temps de faire le tour du monde avec son compagnon. À son retour, à l’été 2022, Solène devient auto-entrepreneuse à 100 %, et quelques mois plus tard, commence les missions pour l’Agence i LSF.

Elle intervient souvent dans le domaine de la formation, et apprécie le côté « touche-à-tout » du métier. Elle aime les missions dans le domaine de l’art théâtral, et surtout celles en sociologie :

« J’interviens aussi à l’EFPP, l’école de formation de psychopédagogie, pour les futurs éducateurs spécialisés. J’aime beaucoup traduire la sociologie, parce que c’est du concret, ce sont des aspects de la vie de tous les jours qui nous touchent tous. »

Elle préfère en revanche éviter la politique :

« Je n’ai pas trop d’affect avec la politique, et malgré le code déontologique, je pense que j’aurais beaucoup de mal à me détacher des idées véhiculées par certains discours. »

Il lui reste encore des choses à découvrir dans ce métier, qu’elle pratique depuis cinq ans. Elle considère ne pas avoir fait le tour de la question et avoir encore des challenges à relever. Le prochain ? Participer aux Deaflympics, jeux olympiques réservés aux sportifs sourds ou malentendants, organisés tous les quatre ans.

Il n’y a pas que de bonnes expériences, cela dit. Solène évoque une mission difficile à l’hôpital, où elle devait interpréter pour une jeune adolescente avec un dossier médical délicat et une situation familiale très complexe. Elle pointe alors un manque dans la formation des interprètes :

« Mine de rien, on fait un métier où le corps est prédominant, et il est vecteur d’émotions et de beaucoup de choses. À gérer au quotidien, ce n’est pas évident. En formation, je trouve qu’on ne met pas assez l’accent là-dessus. On nous met en garde sur beaucoup d’aspects, notamment les troubles musculo-squelettiques, en disant que le métier sollicite beaucoup nos articulations et notre propre corps, mais on parle trop peu de ce qui se passe intérieurement et psychologiquement. »

Aujourd’hui, avec cinq ans d’expérience, celle qui a toujours voulu « faire quelque chose de ses mains » se dit comblée par son métier. Comme beaucoup, elle apprécie le fait d’incarner une parole qui n’est pas la sienne. Elle aime aussi le défi intellectuel que représente chaque mission :

« Ça nous demande un challenge continuel de se renseigner, d’aller chercher les informations, d’être curieuse, ne serait-ce que pour ce qu’on a à traduire, mais aussi pour la façon dont on va le traduire. Il y a aussi la recherche de signes, parce que la langue des signes évolue énormément. Donc il faut faire une veille continue sur la langue, sur les infos, etc. Et je pense que c’est ça qui me plaît dans le métier. »

Son signe préféré, c’est évolution : « Je le trouve joli, parce qu’il peut être positif, comme très négatif. Vers le haut, ça va être une évolution positive ; vers le bas, une évolution négative. C’est un signe assez beau parce qu’il est polysémique selon la façon dont on le fait. » Elle aime aussi maniaque, qu’elle trouve « atypique ».

Parce qu’il n’y a pas que la LSF dans la vie, cette passionnée de voyage est également une sportive assidue. Après avoir longtemps fait du judo, elle joue depuis quelques années dans un club de badminton. Elle a d’ailleurs eu la chance, une fois de plus, d’allier ses deux passions en intégrant l’équipe de France de badminton sourd, le temps d’un stage de préparation. Elle a gardé le lien avec tous les joueurs et joueuses, qui sont devenus des ami·e·s. Elle tient d’ailleurs à les féliciter pour leur médaille d’or aux derniers championnats d’Europe d’avril dernier. Et s’il en faut peu pour être heureuse, Solène confie que son rêve serait d’avoir son propre club de plongée.

En attendant, elle se remémore un autre moment heureux : une mission où elle a interprété sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées.

« En tant que Solène, je pense que je ne pourrais jamais avoir ce genre d’opportunité, indique-t-elle. Comme on dit, une opportunité, ça se saisit, mais je trouve que ce métier ouvre les portes d’endroits insoupçonnés. Et de se retrouver là, sur cette scène… c’est aussi ça, la magie du métier. »

Solene Gentili, interprète en langue des signes, assise dans un bar sour un texte en neon qui proclame : Il m'en faut peu pour être heureux

xavier héraud